vendredi 31 décembre 2010

Bantoustans civiques et cités de non Droit

article paru en 2006
Par Djamaledine Benchenouf




L'explosion de violence dans les banlieues était prévisible. La mort des deux adolescents de Clichy et les mots plus que malheureux du ministre de l'Intérieur n'ont en été que le détonateur.

Les causes profondes de cette crise sont notoirement identifiées, bien que délibérément occultées. Pour diverses raisons. Mais la société française, dans son ensemble, découvre avec une inquiétude croissante, que cette situation a atteint un seuil de gravité extrême. Le péril est en la demeure. Au sens littéral de l'expression. 

Les banlieues sont des poudrières. Parce que dans ces quartiers difficiles, pour reprendre ce pudique euphémisme, il n'y a pas que ces quelques poignées d'adolescents irréductibles qui croient jouer à une sorte d'Intifada en brûlant les voitures de leurs propres parents, en dévastant leur propre mobilier urbain, en lapidant les pompiers qui viennent leur porter secours et en tirant sur des policiers qui ont réussi la gageure de ne pas faire une seule victime, malgré la violence des affrontements.

Derrière ces jeunes trublions, dans une expectative douloureuse et gênée, il y a des millions de personnes qui prennent conscience de l'injustice où ils sont maintenus. 
Des millions de personnes qui comprennent que leur passivité leur a valu un statut de sous-citoyens et qu'ils sont boutés à la périphérie de la cité, non seulement sur un plan géographique, mais surtout civique. 

Ils ont toujours su et tu qu'ils étaient les victimes d'un apartheid qui ne dit pas son nom. Contrairement à leurs enfants, nés en France, qui osent redresser la tête et dont le comportement outrancier est souvent une réponse au mépris ambiant.

Les « grands frères » et « immigrés », africains et surtout maghrébins de la première et deuxième générations, ne condamnent la révolte de leurs enfants et de leurs cadets que du bout des lèvres. 
Ces derniers ont d'ailleurs pris l'ascendant sur leurs parents, qu'ils disent inadaptés à la situation et qu'ils considèrent eux-mêmes un peu comme des indigènes par trop passifs. Tout juste bons à plier l'échine.

Des cités honteuses...

Les banlieues où ils sont confinés, voire parqués, sont abandonnées par les pouvoirs publics. Livrées à elles-mêmes. Seule l'action remarquable des élus permet d'en maintenir certains quartiers, surtout ceux des Français blancs, à un niveau de vie supportable. 

Ces Français de souche ont d'ailleurs le sentiment d'avoir été abandonnés par leurs autres compatriotes qui ont pris leurs dispositions pour ne pas être « envahis ».

Bien que beaucoup plus nombreux que les communautés issues de l'immigration, ces Français blancs des banlieues donnent l'impression d'y être minoritaires et d’y vivre en état de siège. 

Enfermés dans leurs îlots, souvent hyper sécurisés, ils n'ont qu'un objectif : partir. 

Le prix de l'immobilier dans les « beaux quartiers » ayant atteint des seuils très élevés, au moment où celui de leurs maisons, souvent héritées de leurs parents, est en chute libre, ils se rabattent sur la campagne qui est perçue comme le dernier bastion contre « l'invasion ». 

L'endroit idéal, à l'instar des quartiers « blancs » des villes où une consigne consensuelle et la pression des riverains empêchent la construction de logements sociaux.

Les jeunes banlieusards n'ont plus d'autre choix que de « rouiller dans leur quartier » ou de changer de …banlieue. 

Une sorte d'assignation à résidence. Nombre d'entre eux, qui ont la trentaine et qui naviguent entre petits boulots et chômage têtu, vivent encore chez papa et maman. 

Presque tous sont français. 

La France est leur seul pays. 

Ils ne sont plus marocains, algériens, tunisiens ou maliens. 

Dans les pays d'origine de leurs parents dont ils ne parlent même plus la langue, ils sont perçus comme des Français de seconde zone. 

S’intégrer par la haine de soi...

En France, ils restent des immigrés indésirables, dont la race est inassimilable par la société française et dont la religion, même s'ils ne la pratiquent pas, est un danger mortel pour la civilisation occidentale.

Leurs efforts pour s'intégrer dans cette société qui les vomit à l'évidence sont pathétiques. Ils ne parlent que français avec leurs propres parents. Quand on sait que ceux-ci parlent et comprennent très peu cette langue de leur pays d'accueil ou d'adoption et qu'ils n'ont pas d'autre alternative pour communiquer avec leurs propres enfants, on imagine aisément l'état de pauvreté relationnelle qui distingue ces familles. 

Ces familles où le désir de s'intégrer est tellement pressant, tellement pathétique,  que même les prénoms se sont francisés. 

Fatima devient Faty, El Djemaï est Jimmy, Samir est Samy, Foudhil est Faudel, Abd El Kader est Abdel, Ouanassa est Vanessa et ainsi de suite. 

Certains ont osé plus et ont opté pour des prénoms plus distingués, comme Thibault, Arnaud, Séverine ou plus américanisés comme Dylan. 

D'autres, qui ont réussi à « s'incruster » dans certaines citadelles professionnelles, ont été jusqu’à « désorientaliser » leurs noms de famille. Pour ne pas cumuler le délit de faciès avec celui de patronymie. Et c'est ainsi que Amar devient Aram, que Ben Mohamed est Ben, que Kadraoui est Kad etc..

Ce qui n'est pas sans rappeler la démarche des juifs Sépharades après le décret Crémieux* de 1871. L'analogie ne va pas plus loin. 

Car cela ne suffit pas à faire accéder ces désespérés de la citoyenneté à la sacro-sainte égalité des chances. La seule à laquelle ils peuvent prétendre est celle du bulletin de vote. Et c'est pour cela qu'à chaque échéance électorale on se rappelle de leur existence. Leur importance numérique est d'ailleurs tellement alléchante pour les uns et les autres qu'il est même envisagé d’étendre ce droit de vote à ceux qui n'ont pas opté pour la nationalité française. 

C'est une sorte d'atavisme social qui continue de se perpétuer. Leurs grands-parents ont été de la chair à canon et des indigènes soumis, leurs parents de la main d'œuvre à bon marché et eux une masse votante d'appoint. 

La récente déclaration de Philippe De Villiers, qui ne leur laisse que le choix de continuer de subir ou de quitter la France, montre toute la fragilité de leur statut de Français tel qu'il est perçu par l'arrière garde de l'opinion française, de plus en plus importante, même si elle ne s'exprime pas clairement dans ce sens. 

Pour le moment.

La situation de ces populations, problème énorme, et qui risque de se détériorer de façon irréversible, a toujours été relégué aux oubliettes par les gouvernements successifs. 

Comme un legs empoisonné qu'on réserve à son successeur. 

Son acuité a commencé à se faire ressentir dès les années 70. Surtout depuis les dispositions Giscard D'Estaing en matière de regroupement familial. 

Enfin, en famille...

Après les bidonvilles où l'on parquait les travailleurs immigrés qui construisaient les autoroutes, les immeubles et les métros de la nouvelle France, ces travailleurs qui étaient « importés » des anciennes colonies françaises et qui étaient devenus indispensables pour la performance d'une économie en pleine expansion, l'Etat français, en plus des considérations humanitaires, avait estimé que pour fixer ces populations et arrêter l'hémorragie monétaire des transferts des salaires, il serait plus utile de faire venir leurs familles. 

Et c'est ainsi qu'on mit en place, dans une précipitation dont on saisit aujourd'hui toutes les conséquences, une organisation de vie qui allait bouleverser celle de millions de gens en les déracinant sans les installer véritablement. 

Des politiciens à courte vue, qui n'avaient pas envisagé qu'ils bouleversaient des équilibres fragiles, venaient d'ouvrir la boîte de pandore.

Ce fut un déferlement d'hommes et de femmes qu'un ordre mondial injuste avait chassé de leurs terres et qui voyaient en l'Europe l'Eldorado rêvé. 

Ces immigrés en France, de la première et deuxième génération comme on les qualifie aujourd'hui, étaient presque tous issus des couches les plus démunies et les plus pauvres des anciennes colonies. 

Hormis dans les régions traditionnelles d'immigration, tellement pauvres que leurs habitants n'avaient d'autres choix que de s'expatrier pour chercher leur subsistance et continuer à faire vivre leur terroir, le fait de s'exiler en France était presque honteux. « El Ghorba », l'exil, était un arrachement douloureux, un déracinement forcé. 

Cela deviendra par la suite un thème récurrent dans la poésie et dans la chanson maghrébine, kabyle surtout, puisque cette communauté se verra obligée de s'expatrier en masse.

En ces temps de migrations intensives, des transformations décisives vont altérer l'identité maghrébine. Il n'y aura pas besoin d'un Mustapha Kamel pour troquer la chéchia contre la casquette, pour introduire la consommation du vin dans la vie de tous les jours et même pour apostasier l'Islam. 

Dans la perception collective, il n'y avait que les plus malheureux, ceux qui n'avaient pas d'autre alternative, pour aller dans le pays des « kouffars » (mécréants) chercher leur subsistance. 

Contrairement aux difficultés que les candidats à l'immigration rencontrent aujourd'hui, il suffisait alors d'exprimer le désir de chercher un travail en France. 

A l'époque, il n'y avait ni obligation de visa ni même celle d'un simple passeport. Un document sommaire qu'on retirait des bureaux de main d'œuvre, sans autre forme de procédure, la « Carte d'immigration » suffisait pour partir en France et y trouver un travail. 

La famille restait au pays et le rêve ultime de l'immigré était de travailler jusqu'à la retraite, puis de rentrer au bled, après une vie de privations et de dur labeur, d'y construire une maison cossue, de rouler dans une Peugeot 404 et d'accéder enfin à un statut de notable local dans son petit douar.

Les nouvelles dispositions sur le regroupement familial allaient permettre à ces travailleurs de faire venir l'ensemble de leur famille. Ce qui rendait l'installation en France plus attractive et moins contraignante. 

Les candidats à l'immigration se bousculaient dorénavant. 

D'autant que la désillusion post coloniale s'installait dans les pays d'origine.

En France, on construisait dans la précipitation des ensembles d'habitation ou l'on reconstituait pèle-mêle des sortes de « douars » en béton. 
Cela paraissait avoir l'avantage pour les nouveaux arrivants d'habiter dans des logements dont ils n'avaient jamais osé rêver et surtout de rester entre soi, entre gens du bled. 

De nombreux enfants étaient venus tout petits ou allaient naître dans ces cités. 

Des cités de non Droit...

Ils grandissaient dans cette cour des miracles, entre un papa toujours absent, puisqu'au travail de l'aube jusqu'à la nuit, et une maman déracinée, souvent analphabète et qui ne parlait même pas la langue « maternelle » de ses propres enfants. 

Une sorte de sabir où les mots étaient prononcés à l'envers et qui ressemblait vaguement a du français. Cette population avait droit à tout. Sauf que dans ces ghettos surpeuplés, la règle non-dite était de ne pas en sortir. De ne pas prétendre se mêler à la société française de souche. 

De rares Français blancs et autres Portugais « retardataires », sinistrés de l'échelle sociale, habitaient ces cités dortoirs et contribuaient à donner le change.

L'échec scolaire, le chômage, l'usage immodéré de l'alcool et de la drogue, la violence et une délinquance juvénile multiforme seront le lot de ces cités. 

Le racisme ambiant et l'exclusion systématique seront autant de remparts que la société française érigera autour de ces bantoustans. 

La surpopulation qui y sévit est aggravée depuis quelques années par l'arrivée massive d'immigrants clandestins dont beaucoup viennent de pays qui n'ont pas été des colonies de la France, comme la Chine, le Pakistan, le Sri Lanka etc.… En ces lieux, quasiment livrés à eux mêmes, l'incivisme est roi! 

Les règles d'hygiène les plus élémentaires y sont ouvertement bafouées. 

La plupart des boucheries et des restaurants y sont des infections, de jeunes clandestins y tiennent à même le trottoir des étals de bric et de broc, des vendeuses africaines y proposent du maïs bouilli et de jeunes loubards des objets volés, en toute quiétude. 

Les règles de circulation y sont pareillement traitées par dessus la jambe. 
On peut s'y garer n'importe où, emprunter des sens interdits, griller des feux rouges et klaxonner allègrement sans que personne ne vous interpelle. 

Les piétons ne sont pas en reste, traversent hors des clous, resquillent systématiquement dans les transports publics, montent à l'arrière des bus et descendent par devant sans que le chauffeur ou le contrôleur ne puisse leur faire la moindre remarque. 

Des trafics en tous genres y prospèrent, depuis celui de la drogue jusqu'à la contrefaçon de grandes marques dans des ateliers clandestins, en passant par le conditionnement de produits alimentaires destinés à la restauration et aux grandes surfaces. 

Les trottoirs y sont jonchés de détritus, de papiers gras, de crachats. 

Les préposés à la voirie y font un travail de dilettante promenant à peine le balai un peu par-ci, un peu par-là. 

Les élus sont débordés et les moyens qui leur sont consentis sont très insuffisants. 
Comme si l'on voulait faire comprendre qu'il ne sert à rien de gaspiller des fonds pour nettoyer l'environnement de ces gens qui ne sont à l'aise que dans la saleté et l'anarchie. 

L'équation « moins d'emploi et plus de flics » s'imposait à celle de « plus d’emploi et moins de flics ». 

Dans un climat d'insécurité grandissante, la police, visiblement mal préparée, souvent déstabilisée par des initiatives et des contre-initiatives politiciennes, s'avérait particulièrement contre-productive. 

De nombreux policiers y affichent impunément leur racisme, brutalisent systématiquement les jeunes qu'ils interpellent, multiplient inutilement les contrôles d'identité, souvent humiliants, avec plaquage contre le mur et attouchements insistants des parties intimes.

Et c'est ainsi que toute une population fermente dans ce bouillon de culture. 

Dans ces cités de non-droit, le désœuvrement et le vice n'ont d'échappatoire que la violence ou l'islamisme radical. 

L'exclusion sociale et le racisme ont complètement marginalisé ces centaines de milliers de jeunes dont le seul horizon est le mur de haine qui a été érigé autour de leur vie. Les rares « citoyens français issus de l'immigration » qui avaient passé les obstacles insurmontables de la discrimination scolaire ont compris que leurs diplômes et leur bonne éducation ne leur permettaient pas pour autant de prétendre à certains emplois, au logement hors de la banlieue et tout simplement au respect dû à leur mérite. 
Ils ont appris à être systématiquement éconduits. 
Il allait de soi qu'ils devaient se contenter de ce qu'on voulait bien leur consentir. 

La mort dans l'âme, ils apprennent à assumer leur faciès et leur patronyme.

Ils découvrent aussi que sous d'autres cieux, leurs compétences sont les bienvenues. 

Sans discrimination, serait-elle positive.

Cette exclusion intolérable n'allait pas s'arrêter là. Les conséquences et l'insécurité qui en découlaient ont avivé le racisme ambiant. 

Ce fut une aubaine pour des politiciens charognards qui désignaient ces malheureuses populations comme le bouc émissaire de tous les problèmes de la France. 

Par défi ou par dépit, de nombreux jeunes des cités se ralliaient ostentatoirement à un islamisme radical provocateur et manipulé, dont les premières victimes sont les musulmans eux mêmes. 

C'était plus que ne pouvait en rêver l'extrême droite dont le représentant le plus emblématique fut à un doigt de devenir le président de la République française. 

Un Ministre de l'Intérieur qui ira loin...

Avec toutes les conséquences que cela suppose. 

Cette éventualité reste par ailleurs toujours possible, voire inéluctable selon certains. 

Le spectre de l'invasion et l'épouvantail du terrorisme islamiste sont tellement porteurs dans l'électorat français que des Partis importants, de droite comme de gauche, en font, avec plus ou moins de pudeur, l'essentiel de leur politique. 

Le zèle de l'actuel ministre de l'Intérieur à utiliser ces populations et à en faire un tremplin pour sa carrière politique est révélateur de l'ambiance générale. 

Ce qui fait pousser des cris d'orfraie à une extrême droite qui n'accepte pas qu'on lui ravisse son cheval de bataille. Elle considère que la haine et le racisme sont ses attributs exclusifs et qu'il y a, en l'occurrence, tromperie sur la marchandise. 

On a même entendu certains de ses représentants parler de copie qui ne vaut pas l'original. Les choses en sont là! La violence qui s'est déchaînée dans les banlieues couve toujours. Les pompiers pyromanes veillent et attendent leur heure.

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